Un adorable petit chien sur l’épaule droite, Natalia danse en esquissant des petits mouvements de hanche sur la chanson “Kawaii” de Tatarka. Longs cheveux blonds parfaitement tressés, maquillage on fleek, elle tire la langue puis esquisse un smack de fin à la caméra. “Trop mignon”, s’émerveillent ses followers dans les commentaires. Une bonne dose de choupitude visionnée plus de 170 000 fois sur TikTok, similaire à des milliers d’autres vidéos avant elle sur la plateforme.
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Sauf que Natalia est militaire. Une influenceuse en uniforme, drapeau israélien cousu sur le torse et casque sur la tête. Et sur son compte TikTok, elle fait la promotion des “IDF”, l’armée de défense d’Israël :
@nataliafadeev the cutest K9 #dogs #k9 #militarydogs #fyp ♬ KAWAII - Tatarka
Le monde merveilleux des “gunfluencers”
Les comptes d’influenceuses militaires fleurissent depuis quelques années sur les réseaux sociaux, notamment TikTok. Il suffit de se rendre sur le #Miltok pour constater le succès de ce type de vidéos, qui cumulent au total quasiment 14 milliards de vues sur la plateforme. L’armée américaine y est largement représentée, toujours grâce au même type de profil : des jeunes femmes à l’air candide, sexy ou fun, qui manient de lourdes armes et participent à des exercices d’évacuation militaire fictifs. Cette armée d’influenceuses hyper-sexualisées participe à la glamourisation de la guerre et au recrutement dans l’armée, analyse Dazed.
Revenons à cette fameuse Natalia. Ex-officier et aujourd’hui réserviste dans l’armée israélienne, elle poste depuis juin 2020 sous le nom “Gun Waifu”, littéralement “femme à arme” en français. Rien que dans le pseudo, la violence de la guerre est édulcorée par le terme “waifu”, désignant un personnage féminin d’anime.
Les références à la pop culture abondent dans ses vidéos : de Fortnite à Call of Duty, Natalia multiplie les allusions aux FPS (jeux de tirs à la première personne), allant même jusqu’à plaisanter : “Qui veut 1V1 avec moi ?” demande-t-elle en exhibant fièrement son uniforme et ses armes. Tout est pris à la légère : elle déclare que la guerre est pour elle “comme un jeu vidéo”, que ses petites chorés sont indispensables pour distraire un sniper, et orne même son casque de petites oreilles de chat trop kawaï. Une véritable uWu girl, ce stéréotype de la jeune femme enfantine sur Internet.
Ajoutons à cela toute une série de cosplays (Lara Croft, Street Fighter…) ultra-suggestifs, autres poses sexy en uniforme et même un compte OnlyFans : Natalia multiplie les thrist traps pour le plaisir des yeux, mais semblerait aussi s’en servir pour hameçonner de futures recrues dans l’armée. “Join… the… army… got it”, “j’ai bien envie de la rejoindre au combat” : dans les commentaires, une majorité d’hommes semble adhérer au concept.
D’autres “gunfluencers” jouent plutôt la carte de l’humour, s’improvisant bonne pote trop délire et sans filtre. C’est le cas de Lujan, spécialiste des opérations psychologiques dans l’armée américaine et suivie par plus de 380 000 personnes sur TikTok. Au programme : beaucoup de shitpost, vlogs d’entraînement militaire, dégustations de rations, “Get Ready With Me”, bref, tout pour convoquer authenticité et proximité. Lujan, c’est un peu la grande sœur pleine d’autodérision, qui n’a pas la langue dans sa poche et multiplie les blagounettes :
@lunchbaglujan one of those days where you're just paid to live
♬ Chopin Nocturne No. 2 Piano Mono - moshimo sound design
En plus de partager une vision édulcorée de l’armée pour persuader leurs plus jeunes viewers de s’engager, en majorité des hommes, ces influenceuses entretiennent aussi de nombreux clichés sexistes. Hypersexualisation, misogynie intériorisée ou “girl boss attitude”, leurs contenus construisent l’image d’une femme de l’armée bien précise, visant à séduire un public masculin conservateur.
“Je ne tue pas les bébés, je les conçois !”
De prime abord, ces influenceuses semblent incarner la femme libre, indépendante, qui n’a pas peur de “faire comme les hommes”. Natalia tire avec des armes lourdes, enchaîne les exercices le nez dans la poussière, conduit des motos… Elle semble complètement détachée du regard des hommes :
@nataliafadeev I can’t knit tho #fyp #hobbies #girlsbelike ♬ original sound - Good Bro Bad Bro
“Certaines filles tricotent ou lisent”, constate la voix d’un homme dans une de ses vidéos. “Mec, dédicace aux femmes qui tricotent”, renchérit un autre, avant de conclure que les hommes adorent les femmes qui tricotent, cuisinent et tiennent une famille. Sur cet audio, Natalia montre au contraire son quotidien de militaire, ses missions et tout ce qu’elle fait qui apparaît comme diamétralement opposé à cette définition archaïque de ce que serait une femme.
Pourtant, ce type de contenu n’est qu’un argument de feminism-washing de plus pour attirer de potentielles recrues féminines. Car tout au long de ces vidéos, Natalia conserve ses sourcils bien taillés, sa natte blonde, et dévoile même quelques cosplays sexy à la fin. Loin de nous l’idée de slut-shamer qui que ce soit, nous soutenons que personne ne peut juger quiconque se maquille, se coiffe ou s’habille comme iel le souhaite. Mais là où ça coince, c’est lorsque ces détails servent l’injonction à un certain modèle de féminité, renforcé par un male gaze frappant.
Car entre les vidéos “tenue du jour” filmées sous un angle bien précis qui laisse voir son uniforme moulant et les mouvements de caméra qui s’attardent sur ses formes au montage, Natalia est vue à travers un regard masculin réificateur. Ce pseudo empowerment n’est qu’une façade pour attirer une cible masculine, tout en lui donnant l’impression d’être attiré par une femme “différente”.
D’autant plus quand on creuse et que l’on constate que son discours est parfois profondément sexiste, comme lorsqu’elle proclame “je ne tue pas les bébés, je les conçois !” dans une vidéo. Plus patriarcale que ça comme vision de la femme procréatrice, tu meurs. Sans parler de la misogynie intériorisée dans certaines de ses vidéos, comme lorsqu’elle se compare à une “aesthetic vanilla girl”, ce cliché de femme “naturelle”, “douce” et “discrète” :
Le jackpot pour l’armée
Sait-on pour autant si ces tiktokeuses ont vraiment été embauchées par l’armée israélienne ou américaine pour faire la promotion de l’univers militaire ? Difficile de trancher. La plupart du temps, ces influenceuses laissent planer le doute, oscillant entre tentative de recrutement explicite et déni complet.
“3 raisons pour lesquelles vous ne devriez pas entrer dans l’armée”, écrit Natalia au début d’une de ses vidéos, avant de laisser le champ vide. Une façon de dire que rien ne retient personne de devenir militaire. Dans une autre vidéo, Lujan dissuade carrément ses abonné·e·s de s’inscrire à l’université, les enjoignant plutôt à devenir “fermier, soldat ou mineur” :
@lunchbaglujan yelling at my phone on the floor on a sunday night
♬ Chopin Nocturne No. 2 Piano Mono - moshimo sound design
Pour répondre à celles et ceux qui l’accusent d’être la marionnette de l’armée américaine, Lujan fait aussi preuve d’humour et d’autodérision. Dans une de ses vidéos, elle joue ainsi un robot humanoïde qui serait dépourvu d’âme et construit par des humain·e·s. Avant de préciser dans les commentaires : “Non approuvé par le ministère de la Défense américain ni la U.S. Army. Compte personnel.”
Finalement, savoir si Natalia ou Lujan sont de vraies militaires ou sont payées par leurs gouvernements pour faire la pub de l’armée ou non importe peu. Au contraire, elles entretiennent le doute pour intriguer encore plus leur audience, déclencher des débats dans les commentaires, et booster la visibilité de leurs contenus. “La véritable opération psychologique, c’est la normalisation du recrutement militaire via les réseaux sociaux, analyse pour Dazed David Noel, un chercheur spécialisé d’Internet et ancien vétérinaire militaire. Les influenceuses de l’armée sapent la réalité et l’histoire de l’armée américaine en modifiant notre perception de ce qu’est un soldat.” Une confusion volontaire pour banaliser l’univers de la guerre et redorer l’image des militaires sur le terrain.
Rappelons que l’armée américaine a déjà développé une stratégie pour attirer la génération Z sur Twitch, comme l’expliquait Vice. Des millions de dollars ont failli aider à financer des tournois de Call of Duty sur Twitch, qui auraient servi à “familiariser les fans avec les valeurs et les opportunités que représente l’armée”, comme l’indiquent des documents. Une véritable guerre idéologique a lieu sur toutes ces plateformes, où les offensives sont menées par des armées d’e-girls au sourire bien plus inquiétant que ce que l’on croit.
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