Le peintre autrichien Oskar Kokoschka, “punk” avant l’heure et chantre de la liberté, s’expose en grand à Paris. Près de 40 ans après la seule vraie rétrospective française qui lui avait été consacrée au musée des Beaux-Arts de Bordeaux, le Musée d’art moderne de la ville de Paris (MAM) présente 70 ans de création de cet “enfant terrible” de la Vienne intellectuelle et artistique du tournant du XXe siècle, celle de Gustav Klimt, d’Egon Schiele, d’Adolf Loos ou de Karl Kraus.
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Ce sont 150 œuvres dont 75 tableaux majeurs, dessins, lithographies, affiches, documents et photographies rares. “Avec l’ambition de faire découvrir l’ensemble de l’œuvre” de celui qui fut aussi poète, écrivain ou dramaturge, et “l’incroyable richesse de son parcours qui a traversé le XXe siècle”, dit à l’AFP Fanny Schulmann, commissaire de l’exposition avec les Autrichiens Dieter Buchhart et Anna Karina Hofbauer.
Oskar Kokoschka, Thésée et Antiope (L’Enlèvement d’Antiope), 1958 – 1975, Vevey, Fondation Oskar Kokoschka, musée Jenisch. (© Fondation Oskar Kokoschka/Adagp, Paris 2022)
Portraits, paysages, allégories politiques, animaux… À coups de pinceaux, d’aplats, de couleurs et de traits vifs en perpétuelle mutation, qui ont fait de lui un pionnier de l’expressionnisme, Kokoschka (1886-1980) représente de manière radicale les états d’âme et fait voler en éclats toutes les conventions des grands maîtres de l’histoire de l’art qu’il admire, “défendant, contre l’abstraction, une idée humaniste de l’être humain”, souligne Didier Buchhart.
Il était en “rébellion permanente”
“L’humain c’est un rayonnement, ce n’est pas la surface, l’uniformité dans le monde. Je ne peux peindre une ville que lorsqu’elle est organique, je pourrais voir l’être humain sous sa peau. Seul un peintre peut faire cela, c’est pourquoi je suis en rébellion permanente”, disait Kokoschka en 1964. Il avait 78 ans.
Oskar Kokoschka le crâne rasé, 1909. (© Oskar Kokoschka Zentrum/Universität für angewandte Kunst Vienne/Photo : Wenzel Weis)
Né à Pöchlarn, en Basse-Autriche, dans un milieu modeste, il a étudié l’art et vécu à Vienne, mais aussi à Dresde, Berlin, Prague, Paris et Londres. Dès 1908, il fait scandale. Ses Garçons qui rêvent, poème illustré sur l’éveil à la sexualité, révulse la bourgeoisie viennoise. Rejeté, “il se rase le crâne et se représente en repris de justice”, raconte Mme Schulmann. Il récidive aussitôt après avec une pièce de théâtre, Meurtrier, espoir des femmes, qui évoque le poids de cette société bourgeoise et catholique, sur les relations humaines et entre les genres.
“Il a un côté punk dans le sens où il a aimé provoquer, pousser les gens dans leurs retranchements contre toute représentation rassurante du monde, avec une dimension d’homme libre qui ne s’est laissé enfermer dans aucun mouvement, aucune époque, et a su se réinventer tout le temps. Mais ses œuvres sont aussi un hommage à la grande peinture, une complexité remplie de paradoxes”, analyse-t-elle.
Oskar Kokoschka, Les Garçons qui rêvent, 1908, lithographie en couleur sur papier éditée par la Wiener Werkstätte, les Ateliers viennois, Bibliothèque Nationale de France, Paris. (© Fondation Oskar Kokoschka/Adagp, Paris 2022/Neue Galerie New York/Art Resource/Scala, Florence)
C’est “le plus sauvage d’entre tous” (“Oberwidling” en allemand), dira la critique à l’époque. Son Tigron (1926), mi-tigre mi-lion, dévorant une gazelle, présenté au MAM, en est une parfaite illustration. Tout comme le sous-titre de l’exposition : “Un fauve à Vienne”.
Cringe alert : il a imaginé une poupée à l’effigie de son ex
Après sa rupture avec Alma Mahler (la veuve de Gustav Mahler) et alors qu’il se remet, à Dresde, de graves blessures sur les fronts russe et italien pendant la Première Guerre mondiale, il fait fabriquer une poupée à l’effigie de la jeune femme par une costumière de théâtre. Plusieurs photos exposées à Paris et provenant du centre de recherches Kokoschka de Vienne la montrent, yeux écarquillés, longs cheveux noirs et corps cousu en fourrure blanche.
“Il la promène partout et se peint en sa compagnie, ce qui a une valeur performative à l’époque, très moderne”, explique Mme Schulmann. Kokoschka abandonnera la poupée, “décapitée, à la suite d’une nuit de fête très arrosée qui parachève sa mise en scène de la violence”, ajoute-t-elle.
Oskar Kokoschka, Anschluss – Alice au pays des merveilles, 1942, Wiener Städtische Versicherung AG – Vienna Insurance Group en prêt permanent au Leopold Museum, Vienne. (© Fondation Oskar Kokoschka/Adagp, Paris 2022)
Il s’est engagé dans l’armée contre le nazisme
Avant de s’engager dans l’armée, Kokoschka peignait tranquillement des portraits de grandes personnalités viennoises, en s’attachant à représenter avec véracité et profondeur la psychologie et la vie intérieure de ses sujets, jusqu’à faire scandale auprès de ces dernier·ère·s qui n’appréciaient que peu sa perception et son interprétation libre.
L’artiste a connu deux guerres : la Première Guerre mondiale, durant laquelle il fut gravement blessé sur les fronts russe et italien, et la Seconde Guerre mondiale. Londres fut la ville dans laquelle il s’est exilé en 1938, s’engageant contre la montée des fascismes en Europe et le pouvoir nazi, voyageant en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.
Affiches condamnant le bombardement de Guernica, participation aux groupes antifascistes et au Congrès pour la paix… Kokoschka, mort à presque 94 ans en Suisse, a toujours défendu la liberté et une culture européenne commune. Lorsqu’en 1937, les nazis exposent ses œuvres qu’ils considèrent “dégénérées”, il répond par un autoportrait : Artiste dégénéré (exposé à Paris), bras croisés et regard défiant le régime.
Oskar Kokoschka, Autoportrait en “artiste dégénéré”, 1937, National Gallery of Scotland, Édimbourg, en prêt d’une collection particulière. (© Fondation Oskar Kokoschka/Adagp, Paris 2022)