Une nouvelle fois, le photographe français Laurent Kronental place la banlieue au cœur d’un projet.
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Après sa série Souvenir d’un Futur, qui rendait hommage à la banlieue et à ses oubliés, Laurent Kronental signe le projet Les Yeux des Tours dans lequel il prolonge son travail, mais en optant pour un tout autre point de vue : une mise en abyme à travers les fenêtres de ces tours.
Durant toute son enfance, il avait l’habitude de passer devant les tours Nuages (ou tours Aillaud), à Nanterre, qui apparaissaient déjà dans sa série précédente. Ces tours, situées dans la cité Pablo Picasso, ont fait partie de son paysage urbain quotidien et n’ont eu de cesse de l’inspirer. C’est dans ces tours que le photographe a placé cette fois-ci son objectif. Il nous confie :
“La cité Pablo Picasso est pour moi l’un des grands ensembles les plus spectaculaires et emblématiques construit pendant les Trente Glorieuses en France. Dès le départ, j’ai été impressionné par son gigantisme. Les façades m’ont immédiatement captivé par leur esthétique hors norme rappelant un camouflage militaire.
Je ressentais aussi la force et la brutalité de ces mastodontes de béton posés tels des vaisseaux ou des fusées […]. Ce contraste social, urbain, culturel, économique me saisissait. J’avais cette forte envie d’explorer ces tours qui détonnent dans le paysage, de connaître leurs intérieurs, leurs différents visages au gré des saisons et des lumières, leurs habitants, leur histoire.”
Il lui a fallu deux ans pour mener à bien ce projet. Quand on lui demande comment il a pu entrer dans l’intimité des gens et s’immerger dans cette cité stigmatisée comme un “quartier sensible”, il évoque sa rencontre avec Mohamed Thé-man :
“J’ai souhaité trouver une personne relais pour m’assister. Après de longues recherches, on m’a présenté Mohamed Thé-man. Je ne l’avais jamais rencontré, mais j’avais déjà entendu parler de lui. Il est connu de tous à Nanterre. Depuis son plus jeune âge, il sert le thé à la menthe chaque soir aux habitants de Pablo Picasso.
Ce parcours insolite lui a valu d’avoir des articles dans plusieurs journaux. Cela a été une très belle rencontre humaine et professionnelle, et Mohamed est devenu un ami. Il m’a accompagné tout au long de la série et je lui en suis profondément reconnaissant. Il a été exemplaire, doté d’un excellent relationnel et toujours rigoureux. […] J’ai noué de belles relations avec certains habitants de la cité Pablo Picasso.”
Des bâtiments comme des œuvres d’art
Les tours Aillaud ont été construites par l’architecte Émile Aillaud, entre 1973 et 1981. La cité Pablo Picasso rassemble 18 tours en forme de nuages, de 7 à 38 étages et composées de 16 000 appartements, disposant de terrains de jeux pour enfants et de fenêtres qui ont la forme de cercles, de carrés et de gouttes d’eau. Les façades ont été réalisées en collaboration avec l’artiste Fabio Rieti, qui les a recouvertes de mosaïques multicolores.
La démarche de l’architecte était bien de créer une œuvre sculpturale, loin des tours carrées et grises qui poussaient en banlieue comme des champignons, à cette même période : “Elles rythment ainsi le paysage. […] Émile Aillaud souhaitait humaniser les grands ensembles”, commente Laurent Kronental, qui évoque ensuite l’origine du projet :
“En 2015, j’ai commencé à visiter plusieurs appartements des tours Aillaud. Je sentais qu’il y avait là un magnifique potentiel qui n’avait jamais été véritablement exploité. J’étais toujours autant charmé par ce quartier et stupéfait par la forme cylindrique des logements, leur allure rétrofuturiste comme bloquée dans le temps.
J’avais la sensation d’être transporté dans Playtime de Jacques Tati. Une autre spécificité attirait alors toute mon attention : les fenêtres. De l’extérieur, celles-ci me faisaient penser à des maisons troglodytes aux ouvertures creusées dans la roche. Celles-ci seraient le point d’ancrage de mon nouveau projet. La vue qu’elles offraient m’émerveillait.”
Ainsi, la banlieue et ses lumières mélancoliques se révèlent au spectateur de l’intérieur, sans présence humaine, à travers des hublots et dans des teintes d’heure bleue laiteuses, douces, nébuleuses et pastel qui rappellent sa précédente série, également shootée à l’argentique. Ici, la fenêtre dessine un second cadre à l’image, comme si ce n’était pas l’extérieur que l’on voyait mais une peinture ou une photo accrochée sur un mur.
“Je souhaite inviter le spectateur à découvrir l’intimité de l’habitat et retrouver la trace de l’individu au sein du grand ensemble […]. Le hublot est non seulement une fenêtre originale, mais il apparaît aussi comme un œil biface qui observe le monde, comme une subtile frontière entre l’environnement et le foyer.
Mais il inquiète aussi en dévoilant une réalité grouillante et changeante qui étend ses constructions sur la nature. Ce spectacle s’incruste dans le quotidien de l’habitant qui tente de consolider son havre de paix par son ameublement et ses objets préférés, recréant ainsi un enracinement personnel. Là est la marque de l’espoir initial : offrir autre chose qu’une cité-dortoir aux espaces cubiques”, rajoute Laurent Kronental.
Là aussi réside l’ambition du photographe, qui aura su rendre à la banlieue l’hommage qu’elle méritait.