En 2000, Booba est déjà au sommet du rap français. Le tant attendu album de Lunatic, Mauvais Œil, est un total carton et devient le premier disque d’or du rap français pour un indépendant. Le label 45 Scientific s’est monté sur les ruines de Time Bomb, spécialement pour sortir cet album mythique sur lequel Ali et Booba trouvent un équilibre hors norme. La violence et la spiritualité, l’élévation et le terre à terre mixés dans une ogive musicale d’une nouvelle ère : le mètre-étalon du rap à la française.
À voir aussi sur Konbini
Mauvais Œil est produit en grande partie par Geraldo et Cris Prolific, mais il montre aussi une nouvelle facette de production pour le rap français avec l’arrivée de Marc et Clément d’Animalsons et Fred Dudouet, dit le Magicien. Ces trois producteurs vont apporter une touche différente avec des nappes synthétiques et des batteries métalliques, comme sur “Le silence n’est pas un oubli” ou “92I”. Ils vont ouvrir une brèche qui sera le creuset de Temps mort, le premier album solo de Booba.
“C’est bandant d’être indépendant”
Depuis sa sortie de prison en 1998, il était évident que Booba partirait un jour faire cavalier seul. C’était le champion du public et du petit monde du rap dès le départ. Chacun de ses couplets est alors disséqué, comme sur “On se maintient” avec Le Comité de Brailleurs, ou sur la mixtape “Sang d’encre” en duo avec Arsenik.
Booba s’est affûté, ses rimes sont toujours aussi techniques mais avec un flow inédit qui éteint toute provocation. L’économie de mots se conjugue avec un sens de la confrontation totalement unique en France. Après la déflagration “Civilisé” puis Mauvais Œil, l’attente autour d’un album solo de Booba est à son comble.
Le 25 septembre 2001, Booba sort le premier extrait, “Repose en paix”, avec un clip, fait assez rare dans le rap français à l’époque surtout en indépendant. Tout est sujet à légende : le texte, le visuel, la casquette vissée sur la tête du rappeur, une BM aux vitres teintées, la célèbre Felina (première vixen du rap français), le durag et les lunettes, le petit singe sur l’épaule et la pleine lune. 667 sur la route.
Et l’entourage est là : Ali, LIM, Mala en chapeau mexicain, Brams, Doums, les Dicidens et donc déjà Nessbeal… Le paroxysme est atteint. Le hip-hop français est bien mort, mais il ne reposera jamais en paix. Booba déterre la hache de guerre pour toujours.
“Un puzzle de mots et de pensées”
Temps mort, c’est d’abord une introduction. Le 22 janvier 2002, nombreux sont ceux à se prendre ces premières notes étranges en pleine tête à la borne d’écoute de la Fnac. En 2 minutes 24 secondes, Booba et Fred le Magicien imaginent le rap français des années 2000. C’est à la fois funk et futuriste, une vision apocalyptique de la banlieue et de la rue sur des claviers impossibles à décrire.
C’est un parfait échantillon de ce qu’on trouve dans l’album, de l’ego-trip sans thème ou plutôt avec des milliers de thèmes, parfois futiles, parfois conscients, évoqués en une tournure de phrase ou une association d’idées. “Un puzzle de mots et de pensées.” Cet enchevêtrement de phrases coup de poing trouve une cohérence comme par magie. C’est là que Booba devient Gandalf, un scientifique des mots qui a l’air de le faire sans forcer, et avec une impression de s’en foutre complètement.
Parmi les thèmes posés pêle-mêle, deux constantes se dessinent pourtant, comme la seule épée de Damoclès au-dessus de la tête du rappeur : le temps et la mort. Donc, avec ce nom, Temps mort est un premier album quasiment définitif. Tout le rap frontal et mental de Booba est déjà là. Il va nous poursuivre pendant des années, des décennies.
Produits par Animalsons et Fred le Magicien, certains titres vont devenir des symboles de cette formule très personnelle : “Ma définition” et sa biographie à tiroirs avec “des textes à prendre à 1 degré 5”, “Le Bitume avec une plume” qui reboote Renaud version guérilla urbaine ou encore “On m’a dit”.
Temps mort ouvre aussi des nouvelles carrières pour LIM de Mo’vez Lang sur “Animals” et sa fameuse punchline sur “transporter de la dope dans le cul d’un cheval”. C’est également le premier gros featuring de Nessbeal sur “Sans ratures”. LIM et Nessbeal vont devenir des rappeurs majeurs du rap indépendant dans les années qui suivent. Il y a aussi le bras droit Mala sur un “Nouvelle école” très à propos et, enfin, la première mouture de “92I” a son deuxième hymne, “100-8 zoo”, avec Doums et la Malekal Morte au complet. La légende commence.
Le mélange de productions très modernes et de rap cru va marquer une génération d’auditeurs, dont certains seront des futurs rappeurs. Tout le rap français des années 2000 est complètement infusé de Temps mort. La rythmique du débit de Booba va même devenir un cliché du rap hardcore et sera souvent parodiée, copiée à l’extrême, mais jamais égalée.
Pour clôturer l’album, Booba assène le lancinant “Strass & paillettes” et sa nappe filtrée introspective en invitant son comparse de toujours, Ali. Malgré un deuxième clip, le morceau sonne comme un point final pour le duo Lunatic, mais aussi comme une ouverture totale vers d’autres horizons pour B2O. “Je me barre et j’ai pas yèp, nique le strass et les paillettes.” Entre les lignes, on entrevoit la scission avec son équipe, son label 45 Scientific. Booba veut tracer son chemin.
L’album suivant, Panthéon, sera signé directement en major avec son propre label, Tallac Records. “Tu veux mon cash ? Ça va être long.”
Disque d’or un an après sa sortie, Temps mort est à la fois la fin d’un cycle et le début de tout. Booba démontre qu’il peut réaliser seul des titres complets et complexes. Le rappeur n’a pas juste des couplets extrêmes, il a aussi de nombreuses longueurs d’avance sur ses concurrents. L’effervescence du rap français à la fin des années 1990 a créé autant qu’elle a détruit des carrières. Tout a un prix.
Sur ce premier album solo, Booba montre qu’il assume son rôle de champion et qu’il est prêt à se battre pour la ceinture. Il le fera chaque année jusqu’à nos jours. “Plus rien ne m’étonne, jusqu’ici tout va bien.”
Réécoutez Temps mort, l’album classique de Booba.