Elle a joué un rôle considérable dans le Montparnasse des années 1910-20, les plus grand·e·s peintres la surnommaient “la cigale des steppes”, et pourtant les livres d’histoire de l’art l’occultent bien souvent, s’intéressant plutôt aux artistes masculins qui évoluaient à ses côtés.
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Heureusement, les œuvres de Marie Vassilieff sont mises en lumière grâce à la galerie Françoise Livinec, à Paris. Une double exposition, située au 24 et au 30 rue de Penthièvre, présente d’un côté ses œuvres d’après-guerre et de l’autre ses années cubistes. À l’occasion de cet événement qui court jusqu’au 19 février 2023, retour sur cinq faits marquants à savoir sur la vie et l’œuvre de cette grande figure de l’avant-garde moderne.
Marie Vassilieff, Nue, 1913. (© Galerie Françoise Livinec)
Elle se destinait initialement à la médecine
Marie Vassilieff est née en 1884, en Russie, dans la ville de Smolensk. Venant d’une famille aisée qui la pousse vers des études prestigieuses, elle se retrouve sur le chemin de l’école de médecine à Saint-Pétersbourg, contre son gré. Elle coupe court à cette voie et abandonne sa blouse blanche d’étudiante en médecine pour enfiler une tout autre blouse blanche, celle-ci tachée de peinture.
Elle entreprend dès 1903 des études d’art à l’Académie impériale des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg. Passionnée par l’art européen, elle décide de voyager sur le continent, puis de s’installer à Paris, en 1907, pour s’inscrire à l’École des Beaux-Arts. Elle se forme aux côtés de Sonia Delaunay à l’Académie de la Palette, d’Olga Meerson et d’Henri Matisse, qui l’initie au fauvisme, au cubisme et aux “nouvelles techniques d’avant-garde”, indique la galerie Françoise Livinec.
Marie Vassilieff, Chimère, 1950. (© Galerie Françoise Livinec)
Elle a fondé des académies d’art russe
À mesure qu’elle gagnait en influence, “la cigale des steppes” s’est imposée sur la scène artistique parisienne, en cofondant d’abord deux académies, la première dédiée à l’art et à la littérature russes, la seconde à la peinture et à la sculpture. En 1912, elle ouvre son propre atelier où un bon nombre d’événements et de rencontres entre artistes, élèves et intellectuel·le·s se tenait.
Maria Blanchard, Nina Hamnett, Amedeo Modigliani, Ossip Zadkine, Jacques Lipchitz ou Chaïm Soutine s’y bousculaient. Sur les murs, on trouvait des œuvres de Marc Chagall et de Fernand Léger. L’Atelier Marie Vassilieff et son Académie se trouvaient tous deux dans le beau Montparnasse bohème, avenue du Maine.
41 ans après sa mort, et ce jusqu’à 2013, son atelier est transformé en musée du Montparnasse. En 2016, la Villa Vassilieff fut inaugurée dans ses anciens ateliers. Cet établissement culturel municipal accueille des artistes et sert de centre de recherche et d’archives autour du quartier des Montparnos.
Jean Cocteau, Manuel Ortiz de Zárate, Henri-Pierre Roché, Marie Vassilieff, Max Jacob et Picasso, à Montparnasse, La Rotonde, Paris, 1916, collection privée, photographe inconnu·e. (© Fine Art Images/Heritage Images via Getty Images)
Elle a ouvert une cantine pour artistes sans le sou à Montparnasse
En 1915, l’artiste ajoute une cantine pour artistes et modèles vivant·e·s à son atelier, où tout le gratin du Montparnasse se retrouvait. Elle en fait “un espace de réconfort et de gaîté au cœur des tempêtes de la Grande Guerre”, décrit Françoise Livinec, et “l’un des plus hauts lieux de rencontres et de transmission culturelle” de Paris. “Marie Vassilieff fait partie des artistes qui ont maintenu Paris au sommet de l’innovation artistique du siècle. […] Elle demeure l’un des centres de gravité autour duquel évoluaient les artistes les plus novateurs de l’époque.”
Infirmière volontaire dans la Croix-Rouge française, Marie Vassilieff a été témoin, en première ligne, de l’impact de la crise économique sur de nombreux·ses artistes parisien·ne·s, qui survivaient grâce aux aides cédées par le gouvernement en place. Ces dernier·ère·s trouvaient refuge, gîte et couvert dans sa cantine solidaire.
Amedeo Modigliani, Portrait de Marie Vassilieff. (© Art Images via Getty Images)
Pour quelques centimes, un repas complet, un verre de vin et un lieu chaleureux leur étaient proposés. À cette époque, un couvre-feu avait été mis en place par le gouvernement pour les cafés et restaurants. Marie Vassilieff avait eu la bonne idée d’inscrire son lieu comme club privé et non comme restaurant, échappant ainsi à cette restriction.
Zadkine et Vassilieff y enseignaient les danses folkloriques russes tandis que Foujita, Jean Cocteau, André Gide, Léon Trotski, Pablo Picasso et Diego Rivera s’y restauraient tranquillement et festoyaient. Beaucoup d’événements s’y sont déroulés, comme cette fois où Amedeo Modigliani déclencha une rixe. Lors d’un banquet organisé en l’honneur de Georges Braque, blessé au combat et libéré du service militaire, le peintre Modigliani débarqua, ivre, pour croiser son ex-conjointe, Beatrice Hastings, au bras de son nouveau compagnon Alfred Pina, alors même qu’il n’était pas invité.
S’ensuivit un combat de coqs, une grosse bagarre, une arme à feu dégainée, et un Modigliani humilié et jeté dehors par la brave et diplomate Marie Vassilieff. Derrière elle, Pablo Picasso et Manuel Ortiz de Zárate fermèrent la porte à clef. Cette sale histoire fit ensuite l’objet de nombreux dessins nostalgiques.
Marie Vassilieff, Nu aux cartes, 1930. (© Galerie Françoise Livinec)
Elle a peint des vierges noires, des christs noirs…
Marie Vassilieff a participé, dès 1910, aux Salon d’automne et Salon des Indépendants, auquel elle a présenté une œuvre cubiste, perçue par la critique comme une toile “futuriste”. Durant la décennie qui suivit, ses couleurs s’assagirent, ses formes cubistes s’arrondirent et s’inspirèrent davantage des arts premiers.
Adepte des natures mortes et des portraits de femmes, cette pionnière n’avait pas peur d’aller là où on ne l’attendait pas. Animée par son désir d’expérimentation infini dans “un monde traumatisé par un conflit d’une violence extrême”, elle explorait également des médiums multiples comme la conception de décors et de costumes de théâtre, la photographie ou le textile, et des genres différents, comme l’iconographie religieuse.
Marie Vassilieff, La Déposition de la Croix, 1950. (© Galerie Françoise Livinec)
Dans La Déposition de la Croix, l’artiste profondément inspirée par la pré-Renaissance présente, en 1950, une Vierge noire, auréolée, vêtue de blanc, coiffée d’une couronne, qu’elle nommait “divinité sénégalaise”, selon le spécialiste Benoît Noël, dans son livre Marie Vassilieff : figure de proue des avant-gardes. Rares étaient les représentations de vierges noires dans l’histoire de l’art occidentale.
Vassilieff revisite ici le tableau éponyme du peintre et architecte italien Giotto, racontant l’épisode de la Descente de croix, l’affliction après la crucifixion de Jésus. Selon l’auteur Benoît Noël, la peintre russe mêle aussi des références à la reine de Saba et au roi Salomon. Pour respecter la tradition et les déclinaisons héritières de la toile originale, l’émotion se lit dans la gestuelle et l’expression de ses protagonistes.
Il faut noter qu’en 1925, Marie Vassilieff avait déjà conçu une poupée en hommage à la performeuse Joséphine Baker et que trois ans plus tard, elle en créait une à l’effigie d’une autre Vierge noire. En 1927, elle décorait deux piliers du restaurant La Coupole et dessinait un couple de dandys noirs, au côté d’une Vierge noire.
… et un général romain noir
Dans ce renouvellement constant, elle signe en 1916 l’une de ses toiles les plus emblématiques, intitulée Scipion le noir, dans laquelle elle dépeint un homme noir nu, allongé dans une pose lascive qui déjoue les représentations orientalistes traditionnellement assimilées aux femmes et réalisées par des hommes.
Ce tableau transgressif, œuvre d’une artiste femme et d’une muse masculine dénudée, redéfinit l’idée même de masculinité. De plus, le modèle qui a servi à cette création est en réalité un employé de sa cantine. Pour Benoît Noël, l’arrière-plan s’inspire “des scénographies urbaines de Giorgio de Chirico”, et l’inscription de la lettre “G” rend directement hommage au “G” de “Giorgio”.
Marie Vassilieff, Scipion le noir, 1916. (© Galerie Françoise Livinec)
Marie Vassilieff portait, certes, un regard blanc fétichiste sur cet homme, et on ne peut pas faire fi des rapports de domination qui se jouaient dans ce contexte. Toutefois, le style cubiste de cette peinture, faite de cônes et de triangles, atténue l’esthétique sensuelle, loin de tout asservissement et de tout sentiment de vulnérabilité.
L’historien Benoît Noël rappelle que l’artiste était habituée à peindre des personnes noires puissantes et guerrières, dotées de lances et de boucliers. L’artiste s’attache ici à montrer ceux que l’histoire de l’art a occultés, et nomme son sujet “Scipion”, en référence à un général romain, préservant l’intimité et l’anonymat de son employé.
Elle déconstruisait le mythe de la maternité
Figure féministe, Marie Vassilieff a toujours refusé de se marier pour préserver son indépendance, tout comme elle n’a jamais signé chez un·e galeriste. Sa vie amoureuse était très compliquée, nous raconte le jeune galeriste qui nous a accueillis au 30 rue de Penthièvre. Elle devient mère en 1917 et est immédiatement quittée par le père de son fils, l’officier Omar Chrouat, qui préfère retourner vivre avec son épouse.
L’Amant officier et l’enfant retrace ce “grand drame intime de Marie Vassilieff”, relate Benoît Noël. “En 1938, elle retrouve fortuitement sa trace en discutant avec un Anglais venu en France […]. Cet Anglais est ami d’Omar Chrouat et de la pictoresse d’origine galloise Nina Hamnett qui fréquenta durablement l’Académie Vassilieff. Hélas, en dépit d’une lettre à Omar Chrouat, devenu commandant en Angleterre, au fil de laquelle elle l’implore de renouer avec son fils et de l’aider à̀ monter une exposition prévue en novembre 1938 […], celui-ci reste de marbre.”
Marie Vassilieff, L’Amant officier et l’enfant, 1947. (© Galerie Françoise Livinec)
“Marie Vassilieff acte en cette œuvre toute en délicatesse, avec infiniment de pudeur, ce refus tragique en insistant sur la tendresse que refuse l’inconséquent père à son fils et à elle-même. Deux doux visages sont barrés d’un large ‘X’ dont la pointe inférieure droite est la flèche qu’il lui a enfoncée à jamais dans le cœur”, interprète le spécialiste. Un autre de ses dessins, Présentation du père à son fils, fantasme cet événement qui n’aura finalement jamais lieu.
Du jour au lendemain, l’artiste se retrouve à gérer à la fois une cantine, un atelier, et une vie de mère célibataire qu’elle n’a jamais voulue. Sur le thème de la maternité, elle réalise des peintures religieuses douces comme La Vierge à l’enfant, où la mère apparaît nourricière. Mais aussi des scènes modernes dans lesquelles ses sujets féminins poursuivent leur vie sociale, en terrasse de café, avec leur bébé sur les genoux. Ainsi, elle déconstruisait le mythe maternel à travers ses tableaux, et refusant ce carcan qui pesait sur sa vie d’artiste mondaine.
Tout le long de sa carrière, elle créa de nombreux portraits de son fils Pierre, dans des scènes du quotidien attendrissantes. Marie Vassilieff a passé les dernières années de sa vie à la Maison nationale de retraite des artistes de Nogent-sur-Marne, une “institution fondée en 1945 par deux femmes”, rapporte Benoît Noël. “Marie Vassilieff fut la première à y être admise.”
Marie Vassilieff, Femme au cheval, 1950. (© Galerie Françoise Livinec)
Marie Vassilieff, Portrait de femme, 1947. (© Galerie Françoise Livinec)
Marie Vassilieff, Hommage à Hélène Boucher, 1921. (© Galerie Françoise Livinec)
L’exposition “Marie Vassilieff : la cigale des steppes” est à voir aux deux galeries parisiennes de Françoise Livinec. Ses œuvres d’après-guerre et cubistes y sont exposées jusqu’au 17 février 2023.