Néhémie Lemal use de son art pour raconter en images ce qu’elle a mis du temps à mettre en mots, les combats qui l’animent et qui, elle le sait, animent la jeunesse d’aujourd’hui. Armée de son appareil photo et de sa caméra, celle qui alterne entre son travail de photographe et de cheffe opératrice met en lumière les personnes qu’on voit peu ou qu’on représente mal. Sa série sur la jeunesse lyonnaise nous fait entrer dans l’intimité des rires et des peines d’une après-midi entre ami·e·s, où les modèles reflètent l’importance de la sororité et de l’entraide, notamment “entre femmes noires”, souligne l’artiste.
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La jeune femme s’est également fait remarquer grâce à son court métrage On ne peut plus rien dire, dans lequel elle tente d’expliquer le racisme qu’elle subit à ses parents adoptif·ve·s blanc·he·s. Face à sa famille ou son public, Néhémie Lemal a à cœur d’exposer le déni français de reconnaître le racisme. Nous avons eu la chance de rencontrer la photographe, afin qu’elle nous fasse découvrir les rouages de son travail.
Néhémie Lamal. (© Sarah Balhadère)
Konbini arts | Bonjour Néhémie ! Peux-tu te présenter ?
Néhémie Lemal | Je m’appelle Néhémie Lemal, j’ai 23 ans. Je suis originaire du sud de la France. J’ai commencé la photographie au collège : j’avais un petit appareil photo et je photographiais mes amis, ma famille, ainsi que toutes les choses qui m’entouraient. J’ai pu aiguiser mon œil grâce à mes études dans le parcours “Image” à la CinéFabrique. Ça a totalement changé mon regard sur la lumière et mon rapport au peu de matériel dont je disposais. À force d’éclairer des courts métrages, je me suis rendu compte qu’avec peu on pouvait faire beaucoup.
Quels sont tes thèmes de prédilection ?
La place de la mère dans une famille, le passage de l’adolescence à l’âge adulte et la sororité sont des thèmes ayant une place cardinale dans mon travail. Je pense que mon adoption, le milieu dans lequel j’ai grandi, mon rapport affectueux mais conflictuel avec ma mère adoptive, l’héritage de ma mère biologique, ainsi que le questionnement que cela entraîne ont eu un impact direct sur ma création artistique.
© Néhémie Lemal
C’est au cours de la réalisation de mon deuxième documentaire [qui n’est pas encore sorti, ndlr] que j’ai découvert l’importance de la sororité face à l’absence d’une mère et aux aléas de la vie. C’est pour cette raison que je me tourne, en photographie, de plus en plus vers les thèmes de la sororité, de l’amitié et de l’entraide entre femmes noires. J’estime que c’est l’amitié et l’entraide qui nous aident à aller de l’avant. Le cinéma me permet d’ouvrir le débat et de libérer la parole sur des dénis et douleurs enfouies, afin [d’offrir l’opportunité de faire leur deuil] aux personnes filmées et à moi-même.
“J’estime que c’est l’amitié et l’entraide qui nous aident à aller de l’avant.”
Peux-tu nous parler de ta série Jeunesse lyonnaise, que tu as postée sur Twitter et qui a rencontré un vif succès ?
Il y a de cela un an, dans les rues de Lyon, j’ai rencontré Molokaie. Nous avons tout de suite accroché du fait de nos idéaux politiques similaires. Molokaie avait déjà vu mon film [On ne peut plus rien dire] et appréciait le message que j’essayais de véhiculer. S’ensuit le début d’une longue collaboration qui, de fil en aiguille, m’a permis de rencontrer ses ami·e·s – qui ont 18 ans et qui avaient envie de dénoncer le manque de représentation des personnes noires. Lyon est une ville où la population bourgeoise blanche vise la gentrification de quartiers défavorisés ainsi que l’exclusion sociale de personnes racisées. En d’autres mots, cette bourgeoisie favorise l’invisibilisation des personnes racisées au travers de cette gentrification.
© Néhémie Lemal
Cette invisibilisation, cette gentrification, cette séparation sont vécues au quotidien par les modèles que je prends en photo, ainsi que par l’ensemble des personnes racisées vivant à Lyon. On observe un des versants de cette invisibilisation lorsqu’on regarde d’un peu plus près l’exemple de la Guillotière [un quartier de Lyon, ndlr]. Les loyers augmentent, l’offre ne répond pas à la demande, le racisme sévit lors du choix des locataires et aucun politique ne semble s’emparer concrètement du sujet. En conclusion, ma vision de la jeunesse lyonnaise, c’est la jeunesse noire, la jeunesse coup de poing, celle qui n’est jamais représentée de façon positive, celle qui a la tête haute. Je voulais montrer des adolescents fiers et charismatiques.
“Je voulais montrer des adolescents fiers et charismatiques.”
Peux-tu nous en dire plus sur ton court métrage On ne peut plus rien dire ?
Quand j’ai réalisé ce court-métrage, j’étais encore étudiante à la CinéFabrique. Je laissais pour la première fois mon afro voir le jour et ça a été une claque. Je me suis prise des vagues de racisme de plein fouet, autant par des policiers que par des proches. Il y a eu une réelle rupture pour moi et j’ai compris l’importance d’exprimer mon vécu. Ce film était devenu une nécessité, un moyen de survivre. Il était nécessaire car il a fait office, dans un premier temps, de thérapie. Il m’a permis de confronter ma famille.
Dans un deuxième temps, ce film m’a permis de libérer la parole afin que mes futurs enfants n’aient pas à subir l’incompréhension à laquelle je me suis heurtée. Ce film a ouvert la porte au débat et j’espère pouvoir transmettre des clés pour que mes enfants, ainsi que les enfants des autres, puissent un jour la refermer après avoir clôturé le débat. Le but était de mettre en évidence le déni du racisme sévissant en France et la manière dont on peut le prouver, en immortalisant ce portrait familial sur pellicule.
Mes projets cinématographiques transmettent l’absence maternelle, un manque d’empathie ou de compréhension et la manière de résoudre ces équations et questions. En photo, la plupart de mes modèles sont des ami·e·s ou des personnes qui ont dû se débrouiller toutes seules, être autonomes précocement, etc. Je tente de leur rendre hommage tant bien que mal, en donnant l’impression que ce sont des héros de films.
“La plupart de mes modèles sont des personnes qui ont dû se débrouiller seules, être autonomes précocement. Je tente de leur rendre hommage tant bien que mal, en donnant l’impression que ce sont des héroïnes de films.”
© Néhémie Lemal
Tes projets visent donc à montrer ce que les autres minimisent ou ne comprennent pas, ne veulent pas voir ?
Après On ne peut plus rien dire, je me suis rendu compte que moi non plus, je ne voyais pas la douleur des autres et je la minimisais. J’ai eu beaucoup d’amis qui, après le film, ont eu le courage de faire le point sur des choses qui leur sont arrivées. Je crois que ça a posé un climat de confiance dans mon cercle amical, nos relations étant devenues plus “matures”. D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle, dans mon deuxième documentaire, j’ai décidé de me concentrer sur mes amis et sur la douleur des autres. Avant cela, j’étais encore trop penchée sur l’introspection.
Le fait d’avoir travaillé un peu plus d’un an sur ce deuxième film m’a permis d’apprendre une panoplie de choses et, ainsi, de répondre à mes propres questions. J’ai pu observer les mécanismes que d’autres familles adoptent lorsqu’il y a un déni, un problème de communication ou une série de non-dits. J’ai pu observer une autre forme de sororité qui, jusque-là, m’était étrangère. Tout ce cheminement m’a ramenée vers moi et vers des sujets qui me parlent, tels que la représentation de la femme noire dans le monde de la photographie.
© Néhémie Lemal
Que cherches-tu à transmettre à travers ton travail ?
Après On ne peut plus rien dire, j’étais motivée par la haine. Je pensais qu’il fallait transmettre quitte à heurter des gens, j’avais soif de dire, de hurler. Cependant, mon deuxième documentaire et mes amis, au centre de ce dernier, ont eu un impact positif sur moi. Mon amie Jenethe, que j’ai filmée avec ses sœurs, m’a montré l’importance de tendre la joue, l’importance de la famille, de l’amitié et de se battre pour ceux qu’on aime quoi qu’il en coûte. De rester soudés malgré les incompréhensions et les tensions.
C’est cela que j’aimerais transmettre : du courage et le droit de rêver aux enfants, aux femmes et plus particulièrement aux femmes noires. Ici, lorsque je dis “enfant”, je parle de ceux qui ont peu de moyens et qui se diraient : “Je peux y arriver.” Dans mes prochaines créations, j’aimerais imaginer des univers fantastiques ou romantiques afin de susciter l’envie de rêver davantage. J’ai toujours l’énergie de dénoncer, mais j’essaie de transmettre mon message de manière plus positive, en représentant le plus possible les gens qui n’ont pas accès à la parole ou qui n’ont pas les outils pour s’exprimer. J’ai conscience des privilèges que mon école m’a offerts et j’aimerais les transmettre.
“C’est cela que j’aimerais transmettre : du courage et le droit de rêver aux enfants, aux femmes et plus particulièrement aux femmes noires.”
© Néhémie Lemal
Tu réalises des portraits très forts. C’est quoi, selon toi, un bon portrait ?
C’est beaucoup d’entraînement et de réflexion. J’essaie en amont de connaître mes modèles et leur caractère. Il me faut longtemps avant de me lier avec quelqu’un, pour qu’il y ait un réel travail d’équipe. Ensuite, il faut trouver l’univers qui va avec la personnalité du modèle ainsi que le placement de son visage par rapport à la source de lumière – c’est ce à quoi je fais le plus attention.
Mes optiques préférées sont le 35 mm, pour la proximité qu’elle offre et la sensation qu’on a à l’image, ainsi que le 85 mm. J’essaie graduellement d’améliorer les décors et, en ce moment, je fais tous mes shootings depuis mon salon. Les contraintes qu’impose le Covid-19 me permettent de pousser mon imagination à son paroxysme. La volonté d’échapper à la réalité qu’est la nôtre n’a jamais été aussi populaire qu’aujourd’hui.
© Néhémie Lemal
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