Le 7 décembre 2020, Norah Bembaron recevait un appel de sa mère : “Norah, viens, mamie est en train de partir.” “Mamie”, c’est le petit nom donné à Lilly, l’arrière-grand-mère de Norah. À 95 ans, Lilly était une vieille dame “d’une indépendance folle, une femme exceptionnelle”, selon sa petite-fille qui concède en riant “peut-être manquer un peu d’objectivité – mais c’est la vérité”. Lilly, c’était aussi une histoire lourde de secrets.
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“Elle était juive allemande, elle a vécu la Seconde Guerre mondiale et a fui en Suède. De nombreux membres de sa famille sont décédés dans les camps de concentration. Ses grands-parents ont été déportés, sa grand-mère est revenue. Mais elle ne nous a jamais parlé de tout ça”, relate Norah.
“Ton dernier portrait”. (© Norah Bembaron)
Lilly a tant tu son histoire que ses contours sont flous. Elle qui n’a jamais porté l’étoile jaune (“c’est ce qui l’a sauvée”, précise Norah) n’a pas élevé sa fille dans la religion juive. Et ce n’est qu’à ses 13 ans (soit l’âge qu’avait Lilly quand elle a fui l’Allemagne nazie avec sa sœur) que la mère de Norah a découvert, un peu par hasard, qu’elle-même était juive. C’est cette histoire faite de secrets que la jeune photographe voulait à l’origine raconter dans le cadre d’un atelier sur le thème de l’intime, organisé par l’École de Condé où elle étudie, et animé par la photographe Eloïsa d’Orsi.
Le coup de fil de sa mère reçu ce jour d’automne a changé la donne. Quand Norah est arrivée chez son arrière-grand-mère, un bouquet de roses dans une main, son appareil photo dans l’autre, elle n’a plus bougé jusqu’à la fin du mois et la disparition de son aïeule. “J’ai appelé ma prof et je lui ai dit : ‘On change tout’.” Le “reportage sur l’intime” de l’étudiante est devenu Ton dernier portrait, une série photo qui lui a donné l’opportunité d’appréhender son deuil et de faire ses adieux à Lilly.
“Ton dernier portrait”. (© Norah Bembaron)
“Je voulais la montrer comme moi je la voyais, comme cette force de la nature qu’elle a toujours été.”
Pendant ces trois semaines passées au chevet de son arrière-grand-mère avec sa mère, sa tante et sa grand-mère, Norah Bembaron a pris des photos, “ce qui est assez ironique, sachant que Lilly détestait être photographiée”, rigole-t-elle. Avec un compact “petit et silencieux”, elle a agi “en toute spontanéité”, captant un regard, une lumière ou une connexion propice à ces souvenirs intimes.
“Je voulais faire un reportage qui ne la mette pas dans une situation de faiblesse. Je voulais la montrer comme moi je la voyais, comme cette force de la nature qu’elle a toujours été. C’était compliqué d’essayer de ne pas la minimiser et en même temps de ne pas être trop dans l’émotion, de garder la bonne distance en sachant qu’elle ne savait pas que je la photographiais.”
“Ton dernier portrait”. (© Norah Bembaron)
Habituée à axer son travail autour de “ce qu’on considère comme tabou”, la jeune femme s’est attelée avec force et sensibilité au sujet de la mort. Elle l’a apprivoisé en images, avec des clichés puissants, comme cette “dernière photo ensemble” où son reflet apparaît dans un miroir près de son arrière-grand-mère, ou l’image de ses pieds dans son cercueil.
Seules ses chevilles “fines, comme une petite fille” sont visibles. En dissimulant le visage de la défunte, ou même ceux des vivant·e·s qui l’entourent, Norah Bembaron insuffle une émotion troublante à sa série. Mieux encore : elle l’universalise.
“Ton dernier portrait”. (© Norah Bembaron)
“Une histoire de mémoire”
Pendant les dernières semaines passées auprès de son arrière-grand-mère, l’artiste n’a pas oublié son envie d’enfin l’interroger sur son histoire : “J’avais vraiment envie de lui en parler mais c’était compliqué, j’avais peur que ça la fatigue, que ça lui fasse du mal ou même que ça la fasse partir plus violemment que prévu.”
Avant que Norah ne se résolve à la questionner, Lilly a arrêté de parler. “C’était trop tard, mais j’ai quand même continué à prendre des photos. Ça m’a permis de me réfugier dans quelque chose, d’avoir un œil intérieur et extérieur à la situation”, résume Norah Bembaron. “J’ai continué jusqu’au bout, jusqu’à ce que j’apprenne qu’elle était partie. Puis, j’ai continué à la photographier jusqu’à la cérémonie, qui a eu lieu dix jours après sa mort.”
“Ton dernier portrait”. (© Norah Bembaron)
Après les adieux, la mère de Norah lui confie que sa grand-mère avait un jour parlé “de choses” que la famille découvrirait après sa mort. “Je ne sais pas si ce sont des lettres, des documents, des photos”, avait-elle ajouté.
“À partir de ce moment, j’ai commencé à chercher chez elle. Elle avait tellement de choses que je pense que je vais en avoir pour des années. Il y a des boîtes remplies de négatifs, de positifs, de photos, de lettres de ses amis, même l’invitation et les plans de table de son mariage. Je suis aussi tombée sur une lettre avec un tampon nazi”, énumère Norah.
“Ton dernier portrait”. (© Norah Bembaron)
Le projet, personnel et intime, prend une dimension d’autant plus universelle en s’attaquant à “une histoire de mémoire”. “Ce que mon arrière-grand-mère a vécu, c’est quelque chose sur lequel il faut qu’on communique. Les survivants de la Shoah sont en train de partir, c’est naturel, et c’est notre rôle, les nouvelles générations, de parler de ça pour éviter que ça se reproduise, qu’on parle de racisme, d’antisémitisme ou d’autres inégalités.”
À défaut d’avoir pu “écrire l’histoire” de son arrière-grand-mère (comme elle en a “toujours rêvé“), la jeune femme a accompagné “Ton dernier portrait” d’une lettre adressée à son sujet. Grâce à ces images, l’histoire de Lilly “va continuer” puisque, comme l’affirme sa petite-fille : “C’est une série pleine de vie finalement.”
“Ton dernier portrait”. (© Norah Bembaron)
“Ton dernier portrait”. (© Norah Bembaron)
“Ton dernier portrait”. (© Norah Bembaron)
“Ton dernier portrait”. (© Norah Bembaron)
“Ton dernier portrait”. (© Norah Bembaron)
“Ton dernier portrait”. (© Norah Bembaron)
“Lettre pour Mamie”. (© Norah Bembaron)
Vous pouvez retrouver le travail de Norah Bembaron sur son compte Instagram et sur son site.