Vous connaissez peut-être Annabelle via sa chaîne YouTube, sur laquelle elle parle mode éthique, écologie, féminisme et antiracisme. Elle lance le podcast On est là au sein duquel des femmes des quartiers populaires racontent leur parcours. Rencontre.
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Konbini⎮Pourquoi as-tu voulu créer ce podcast ?
Annabelle⎮Je me suis dit : “Qu’est-ce que j’aurais eu besoin de voir étant plus jeune, qu’est-ce qui m’a manqué ?” On manque de représentations. J’écoute énormément de rap, et j’ai trouvé qu’on n’y montrait pas assez les femmes. Comme le rap est l’un des principaux canaux culturels pour montrer la cité et les banlieues, j’étais frustrée. Moi-même je viens de banlieue, je viens de cité. J’ai fini par me dire que notre représentation ne viendrait de personne d’autre que nous.
Portrait d’Annabelle, créatrice du podcast On est là. (© <a href="https://www.instagram.com/chahraza.de/?hl=fr" target="_blank" rel="noopener">@chahraza.de</a>)
Selon toi, les femmes de cité sont à la fois invisibles et surreprésentées. Comment expliquer ce paradoxe ?
Les clichés qui sont véhiculés à l’égard des femmes de cité constituent le cœur du problème. On est désexualisées et masculinisées, des petits mecs en jogging agressifs qui parlent mal et crachent par terre. Bref, nous ne sommes plus des femmes. Ou alors nous sommes, à l’inverse, hypersexualisées, des meufs à chicha, des michtos, des “putes” (terme utilisé à des fins insultantes). Il y a tout l’imaginaire de la meuf qui tourne dans les caves.
Dernière possibilité, nous sommes soumises, ce qu’on entend beaucoup dans les discours d’extrême droite : les cités sont des zones de non-droit où les femmes sont forcées de porter le foulard, les grands frères les obligent à faire tout un tas de choses… Le vécu des femmes de quartier est donc instrumentalisé à des fins misogynes ou racistes. Ces représentations mortifères invisibilisent nos vraies trajectoires.
“Progressivement, les meufs s’imposent. Personne ne vient nous chercher, mais on n’attend personne pour être là.”
Cette double dynamique qui prévaut dans la société raciste se perpétue selon toi au sein même des cités. Comment l’expliques-tu ?
La cité fait partie de la société, elle est à son image. J’aimerais plus de solidarité, comme nous faisons tous partie de groupes minorisés qui galèrent. Si on parle des violences que l’on vit au sein des quartiers, on va nous le reprocher car cela constituerait un boulevard pour les discours racistes.
Certains médias tenus par des personnes des quartiers ne parlaient jamais de femmes. En regardant leurs contenus, on aurait pu croire qu’on était complètement absentes, alors que si tu te balades dans une cité, tu verras tout le monde, des femmes, des enfants, des personnes âgées. Cette dynamique évolue avec le temps. Je pense que cela a un rapport avec la présence grandissante des femmes dans le rap, car le rap influence énormément les banlieues, et inversement. Progressivement, les meufs s’imposent. Personne ne vient nous chercher, mais on n’attend personne pour être là.
En quoi ta démarche féministe et antiraciste est-elle indissociable d’une analyse sur les violences de classe qui touchent les femmes de cité ?
On fait face à un processus de dénigrement des origines sociales des meufs de cité. J’ai écrit sur le mépris qui touche les femmes racisées perçues comme des bimbos à la télé. Depuis quelques années, les femmes maghrébines sont omniprésentes dans ce type d’émissions, ce que j’impute à “l’effet Nabilla”, d’après la star de téléréalité qui a été une des premières à subir à aussi grande échelle le stéréotype de la beurette hypersexualisée.
De manière générale, la lutte des classes est indissociable des luttes antiracistes, puisqu’on est souvent précaires, discriminées à l’embauche, pendant les études, au logement, par la police. On rencontre plus de difficultés financières et matérielles. Beaucoup de personnes issues de l’immigration ont grandi dans les cités et quartiers défavorisés, nos vécus de personnes racisées ne sont pas dissociables de nos vécus de personnes pauvres.
“On nous répète tout le temps qu’on est des fainéant·e·s, avec tout un stigma du pauvre qui pèse sur nous, alors qu’au contraire, on travaille d’arrache-pied.”
Les femmes que tu fais intervenir dans ton podcast ont toutes des paroles très différentes. Comment choisis-tu tes invitées ?
Je suis fière d’inviter principalement des meufs inconnues. Ça me semble important qu’on entende des voix inédites. Pour être entendues, il faut être Aya Nakamura, représenter la nouvelle Beyoncé de France ! C’est frustrant, et ça m’a manqué d’entendre des discours de meufs de la vie de tous les jours.
Mais étonnamment, je me suis rendu compte que sur quatre intervenantes, j’en ai invité trois qui veulent percer dans leur domaine : une meuf dans la photo, une rappeuse, une meuf qui a réussi dans la pub et opéré un parcours de transfuge de classe. Ce n’était pas volontaire. J’ai compris qu’une partie de moi avait envie de convaincre qu’on réussit.
Tu vois donc des dénominateurs communs à chaque parcours, malgré leurs spécificités ?
J’ai senti à quel point c’était important pour elles de ne pas passer pour des victimes. On intègre la peur d’être des petites meufs à plaindre. Aucune ne va instinctivement parler de ce qui a été difficile dans sa vie. Il y a des choses que j’ai apprises une fois le micro éteint. Il y a beaucoup de pudeur, de mécanismes de défense. Je pense que c’est très lié à notre milieu social. On nous répète tout le temps qu’on est des fainéant·e·s, avec tout un stigma du pauvre qui pèse sur nous, alors qu’au contraire, on travaille d’arrache-pied.
“Multiplier les regards et les parcours spécifiques, pour rendre impossible le processus d’essentialisation dont nous sommes victimes.”
Qu’est-ce qu’on peut attendre sur ton podcast à l’avenir ?
Le prochain épisode sera celui sur ma maman, qui me touche particulièrement pour des raisons évidentes ! Je parlerai prochainement d’écologie populaire et du racisme qui pave les discours écologistes blancs. On entend beaucoup que les gens de banlieue ne s’intéressent pas à l’écologie.
On m’a dit sur les réseaux : “C’est l’Afrique qui pollue puisque les femmes y font toutes 45 enfants.” Comme si le racisme et le classisme ne suffisaient pas, maintenant, on nous rajoute sur le dos la culpabilité du dérèglement climatique. Tous les épisodes viseront le même objectif : multiplier les regards et les parcours spécifiques, pour rendre impossible le processus d’essentialisation dont nous sommes victimes.
Vous pouvez écouter tous les épisodes ici.